Est-ce une certaine tradition flamande de l’atelier qui conduisit Joep Van Lieshout à fonder le collectif AVL (Atelier Van Lieshout) en 1995 ? Après Rembrandt et Rubens, le Néerlandais intègre la vaste famille des artistes entrepreneurs, stratèges et hommes d’affaires, sous la figure tutélaire plus contemporaine d’un Warhol, et proche d’un Matthew Barney, d’un Olafur Eliasson ou d’un Jeff Koons. Pourtant, la médiatisation du dirigeant de cette PME atypique tranche bruyamment sur cet ensemble : photographie du boss torse nu et cigare au bec en plein rodéo viril dans une Mercedes armée comme un char ; multiplication des déclarations machistes et apologie d’une société violemment sexuelle et alcoolisée ; goût prononcé pour les mécanismes de défense, l’autarcie et ses fantasmes totalitaires…
Les débuts de Joep Van Lieshout dans le milieu de l’art sont fracassants, et ses réalisations ne dérogent pas à cette réputation tapageuse : œuvres à mi-chemin entre architecture, design, sculpture et installation, les espaces conçus par AVL reprennent souvent une imagerie crue et transgressive, avec une nette prédilection pour les très grands lits orgiaques et les organes tabous exhibés comme des trophées habitables (bar en forme de rectum, maison utérus, casques de déprivation sensorielle en forme de pénis). L’ensemble combine une esthétique brute, primitive, prototypique (matériaux naturels ou résine colorée sur armature métallique, non inscrits dans la production de masse) avec une fonctionnalité nomade, ayant pour modèle la caravane des années 1970 autant que les architectures utopiques d’Archigram ou de Coop Himmelb(l)au. La production d’AVL pourrait alors prendre l’allure d’un art habile de la citation avec plus-value sulfureuse.
Toutefois, cette communauté de professionnels de l’art contemporain, du design, de l’architecture, de la menuiserie et de la finance se distingue par une singularité formelle qui dépasse ce catalogage hâtif. Ses objets reconnaissables entre tous fascinent peut-être parce qu’ils incarnent les contradictions de la pensée domestique : une matérialisation massive et une légèreté propre à l’esquisse, un confort rassurant en même temps qu’un réservoir à fantasmes inquiétants, un cocon protecteur voire régressif et un accès permanent à la mobilité, à l’improvisation…
C’est dans cette culture de la contradiction frontale et libre, caricaturale et subtile, que l’esprit Van Lieshout s’incarne en dialogue permanent avec la société qui l’entoure, taquinant certaines tensions artistiques, architecturales, mais aussi psychologiques, économiques et politiques. De ses maisons-cellules, l’artiste Absalon disait : « Elles sont des dispositifs de résistance à la société qui m’empêche de devenir ce que je dois devenir. » La définition pourrait bien s’étendre à toutes les réalisations d’AVL.
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www.ateliervanlieshout.com
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Photo © Stéphane Bellanger
Portrait © Éva Prouteau – Revue 303 n° 106, “Estuaire, le paysage l’art et le fleuve”, 2009